Un drame politique basé sur des faits réels : le massacre de tirailleurs africains commis par l’armée française au camp de Thiaroye, près de Dakar, au Sénégal, le 1er décembre 1944.
le 10 décembre 2024
Humathèque Condorcet
entrée libre
Le mardi 10 décembre, l'Humathèque accueille la projection de "Camp de Thiaroye", film de Ousmane Sembène et Thierno Faty Sow. La projection sera suivie d'un échange entre Sidiki Bakaba, acteur et Anna Bruzzone, chercheure à l'Institut des mondes africains (IMAf).
Synopsis
Sénégal, 1944. Des tirailleurs venus des colonies françaises d’Afrique tout juste rentrés d’Europe, où ils ont combattu contre le Troisième Reich, sont rassemblés avant leur démobilisation au camp de transit de Thiaroye, près de Dakar. Ces hommes qui ont combattu pour la France et dont certains ont été emprisonnés dans des camps de concentration nazis doivent maintenant faire face à de multiples humiliations, au racisme et aux indignités des gradés de l’armée française. Alors que leur fierté de combattants se transforme en désenchantement, ils apprennent que le montant des indemnités qui leur sont dues sera divisé par deux. Leur insoumission face au refus de l’administration militaire d’entendre leurs revendications légitimes est réprimée dans le sang.Réalisation : Ousmane Sembène et Thierno Faty Sow
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Production : SNPC (Sénégal), ENAPROC (Algérie), SATPEC (Tunisie), avec la participation de Filmi Domireew et Filmi Kajoor (Sénégal)
- Pays : Sénégal, Algérie, Tunisie
- Année : 1988
- Durée : 153 min
- Distinctions : Prix Spécial du Jury à la Mostra de Venise 1988 ; Prix Institut des Peuples Noirs au FESPACO 1989
Écrit et réalisé par Ousmane Sembène (lui-même un ancien tirailleur) et Thierno Faty Sow, le film imagine (dans le sens qu’il figure) l’histoire sans images du massacre commis par l’armée française au camp de Thiaroye le 1er décembre 1944. Adoptant la forme du huis clos, où la tension se densifie au fur et à mesure que l’injustice prolifère, Camp de Thiaroye adopte un regard à hauteur d’homme pour reconstruire une histoire invisibilisée que les historiens n’ont pas fini d’éclairer.
Ce n’était pas la première fois qu’Ousmane Sembène s’attelait à la représentation cinématographique des tirailleurs, déjà présente dans son premier film, Borom Sarret (1962), par une brève mais puissante référence au passé du protagoniste, puis dans son court-métrage Niaye (1964) et dans Emitaï (1971). Cependant, c’est dans Camp de Thiaroye qu’il met en scène, pour la première fois, la prise de conscience des tirailleurs. A travers eux, il explore les dynamiques du pouvoir colonial et la violence structurelle d’un système fondé sur l’exploitation et l’humiliation des colonisés. Ce n’est pas une "bavure" qui est représentée dans Camp de Thiaroye mais le symptôme d’un système de domination. En remémorant le massacre des tirailleurs, le film le fait exister pour la lutte à venir, celle pour une Afrique où ses "fils se promèneront libres, dans un univers libre". (Ousmane Sembène, "Liberté", Framework: The Journal of Cinema and Media, 61, n°2, 2020, p. 45)
Camp de Thiaroye compose un portrait multiple de tirailleurs qui portent des noms-symboles – Niger, Gabon, Dahomey, Congo, Sahara… – faisant référence aux différents espaces coloniaux où l’armée française recrutait des soldats. Ces hommes s’expriment en "français-tirailleur" (un français approximatif originaire d’Afrique de l’Ouest qui servait de langue véhiculaire dans l’armée coloniale), ce qui constitue un choix linguistique inusuel dans la filmographie d’Ousmane Sembène. Dans Camp de Thiaroye, le "français tirailleur" est utilisé de manière subversive, comme une arme retournée contre sa propre connotation raciste, pour donner voix à la prise de conscience des tirailleurs. Ce français approximatif, produit de la domination coloniale, devient dans le film la langue d’un horizon panafricain en gestation.
Dans le paysage sonore du camp deux figures font exception : le sergent Diatta, symbolisant l’"évolué", qui parle parfaitement français et anglais (bien mieux que les gradés de l’armée française) et Pays, qui n’a "plus toute sa tête" à cause des atrocités de la guerre, personnage mutique qui ne s’exprime que par onomatopées. Symbole d’une conscience silenciée qui porte la marque indélébile de la Seconde Guerre mondiale, Pays s’avère être le plus lucide parmi les membres du groupe, mais il n’est pas pris au sérieux par ses camarades. Tandis que l’oralité a une place prépondérante dans le récit cinématographique – l’histoire s’articule autour de la mise en scène de discours – la conscience historique de l’Afrique, incarnée par Pays, n’a pas de voix, ou, plus exactement, pas de parole. Elle est mutique, tout comme l’histoire du massacre de Thiaroye, longtemps ensevelie sous le silence dans les archives coloniales.
Si le propos démonstratif du film engendre parfois ce qui peut être qualifié de raideur formelle, une certaine stylisation répond à la conception du réalisme d’Ousmane Sembène, qui préférait les symboles aux effets de vraisemblance de la représentation naturaliste pour révéler la réalité fondamentale d’une situation. Dans Camp de Thiroye, la représentation a une finalité transformative. Le film invite à la fois l’Afrique et la France à prendre conscience de leur histoire partagée. Pour reprendre les mots de Sembène : "On ne fait pas une histoire pour se venger, mais pour s’enraciner. Voilà pourquoi nous avons fait ce film pour le monde entier et non pas pour une race ; c’est pour que vous sachiez que les noirs ont participé à la guerre, et que nous n’avons pas fini avec notre histoire qui est aussi la vôtre." (Samba Gadjigo et al., eds, Ousmane Sembène : Dialogues with Critics and Writers, Amherts, UMP, 1993, p. 83). – Anna Bruzzone, chercheuse associée à l'Institut des Mondes Africains (IMAf) - UMR 8171.